Les patries imaginaires (F)
Bien qu’il fasse entendre de larges fragments de «L’Amant», ainsi que des extraits de «La vie matérielle», le spectacle de Perrine Maurin ne constitue pas une adaptation théâtrale de l’œuvre de Marguerite Duras. Et, bien qu’il s’intéresse de près à la vie de l’écrivain, il ne prétend pas non plus être une tentative de biographie dramatique. En fait, il s’agit de tout autre chose, de la manière dont une « équipe de théâtre » s’approprie une œuvre et un auteur, la figure Marguerite Duras, dans laquelle la modernité a très vite reconnu une sorte d’absolu littéraire. Au fond, le geste, en lui-même, reste très durassien, car il part du principe que l’écriture prend le pas sur la réalité, qu’un livre est un monde (sinon le monde, comme aurait voulu Mallarmé) et que, loin de toute métaphysique (Duras refusait toute forme d’autorité transcendantale), la seule manière d’ouvrir l’imaginaire est de partir de la réalité concrète : les gestes modestes du quotidien, la splendeur méconnue de la «vie matérielle». Aussi, le dispositif scénique est-il celui, réaliste, d’un lieu de travail. Entre bureau et salon, trois femmes (comédiennes et le metteur en scène ? les personnages de la fiction romanesque ? Duras, elle-même, à deux âges différents de sa vie ?) s’affairent. Tout est là, à disposition. Ces femmes n’ont plus qu’à faire leur travail. Il ne s’agit pas d’incarner, à peine de jouer. Il s’agit d’être là, de se taire, de se parler, dans cet espace de jeu qui est le cadre adéquat de la question qui est posée. Car il y a bel et bien question. C’est de savoir précisément, qui est l’auteur d’une œuvre qui se donne, pour une large part, pour autobiographique. Car si cette femme écrit, et qu’elle ne fait que ça, l’ambiguïté demeure totale. Car, qu’est-ce que vivre ? Et, qu’est-ce qu’écrire ? En quoi l’écriture constitue-t-elle une activité ? Et comment faire théâtre de ça ?
Perrine n'a pas la prétention de faire la lumière sur Marguerite. Mais bien de nous perdre à ses côtés. Un instant, le spectateur se convainc de voir l'écrivain au travail, mais déjà on verse à pieds et mots joints dans un chapitre de «L’Amant». Et finalement, retour sur scène, au sein de la troupe qui tente de démêler les fils de l'écheveau. « Tu joues quoi là ? Tu joues Marguerite ? » « Ben oui » « Ah, je croyais que c'était moi… »
Trois dimensions au moins, « trois niveaux de réalité» où l'on se plaît à basculer. Dans l'espoir, vain mais stimulant, de remonter le cours d'une histoire… qui n'existe pas.
(L'Est Républicain)